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16 avril 2011 6 16 /04 /avril /2011 23:42

 

 

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Gustav Klimt, Femme avec chapeau et boa de plumes, vers 1910


 

Une grande librairie parisienne, un soir d'hiver. Je flâne dans les rayons au sortir d’une journée chargée. J’appelle cela mon plaisir de cartographe : corriger sans cesse la grande mappemonde de la littérature que je constitue au fil de mes explorations. « Tiens, ce volume n’était pas ici la semaine dernière, et cet autre a disparu… Trop de succès, pas assez peut-être ? » Il y a des rayonnages qui sont, pour moi, terra incognita, d’autres, où rien ne me surprend plus guère... Je navigue à vue.


J’arrive à la littérature française. Une femme se trouve là, qui discute avec un tout jeune libraire. Elancée, fine, elle a de la grâce. Peau très blanche, pommettes hautes, nez bien droit, yeux pâles. Une Scandinave, j’en mettrais ma main à couper. Elle porte un manteau-cape gris-bleu, des bottes élégantes... Et cette magnifique chevelure argentée, qui retombe souplement sur ses épaules… « Silverräv », voila le mot qui me vient, « renard d’argent » en suédois. Suédoise ? C’est probable. Elle a environ quarante ans. Elle m’évoque un peu ma mère.


Je lui souris, elle me rend mon sourire, gracieusement. Je l’entends parler au jeune libraire. Un français impeccable, trop impeccable et qui ne coule pas comme on s'y attend. Elle est donc bien étrangère. Elle dit au garçon qu’elle veut « lire en français ». Elle veut des classiques, de la belle littérature. Il lui propose un Maupassant, il la conduit vers deux ou trois grands auteurs, un Zola… Je repense à Une Vie, que j’ai lu dans un train et qui m’a fait passer trois jours de la plus noire dépression. Toutes les nouvelles de Maupassant  m'ont fait cet effet. Je les ai  pourtant bues comme le héros de Road Dahl boit son thé, bien qu'il ait un arrière-goût d’amande amère[1]. C’est si bien écrit, il me faut lire la suite, mais comme je le paie cher après! Quel soulagement quand j’ai eu fini le dernier roman et la dernière nouvelle ! Plus de Maupassant dont je ne puisse plus détacher les yeux jusuqu'à la dernière ligne...


J’attends que le garçon la quitte pour m’adresser à elle :


« Excusez-moi, j'entends que vous cherchez des livres, peut-être pourrais-je vous aider ? »


« C’est très aimable à vous. Je cherche à lire en français… »


« Et on vous a conseillé Maupassant et Zola… Ce sont de grands auteurs... Mais, cest un peu triste. »


« Je me doute bien. Ce garçon est gentil, mais je vous ferais plus confiance. pour choisir.. Une femme, vous comprenez... »


Elle me fait confiance. Elle fait confiance à une femme. Première fois de ma vie sans doute que je ne me sens pas insultée de ce genre de remarque. Je l'amène vers Le Rouge et le noir, parce que je me souviens comment, à quinze ans, je sortais transformée de cette lecture. Stendhal me donnait envie de parler le plus beau français qui soit. Je ne lui dis pas cela. Elle retourne le livre et sur la quatrième de couverture, elle lit : « sans doute le meilleur roman de la littérature française ».


« Vous avez très bon goût, semble-t-il… »


« Votre français est remarquable. Vraiment. »


Elle sourit, elle proteste. Je poursuis :


« Mycket bättre än min svenska, tro mig. »[2]


Surprise. Surprise sur le beau visage du renard d’argent qui répond :


« Hur kunde du veta? Där har du lärt dig mitt språk? »[3]


Je parle sa langue ? Oh non... Non. Je fais comme pour tout : dilettantisme. Les films de Bergman, une vieille grammaire où j’ai posé les yeux, beaucoup d’allemand et un peu d’intuition. Mais voila ma récompense : échanger deux mots d’une langue que je ne connais pas avec un renard d'argent par une froide soirée d'hiver à Paris.




[1] Une nouvelle de Road Dahl, intitulée "The Landlady", parue dans le New Yorker en 1959 et qui se trouve être la première œuvre que j’aie lue - qu’on m’ait lu- en anglais. La logeuse sert à ses locataires un thé délicatement parfumé au cyanure, d'où cet arrière-goût d'amande amère ("tasted faintly of bitter almonds").

[2] "Bien meilleur que mon suédois, croyez-moi" [littéralement "crois-moi", car le vous ne s'emploie plus en suédois] 

[3] "Comment avez-vous su ? Où avez-vous appris ma langue ?"

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