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17 mars 2011 4 17 /03 /mars /2011 21:22

 

 

Odin_hrafnar.jpg

 

 

 

Huginn ok Muninn fliúga hverian dag

iörmungrund yfir;

óomk ek of Huginn, at hann aptr ne komit,

þó siámk meirr um Muninn.

 

Chaque jour Pensée et Mémoire survolent

La vaste terre du Mithgarth ;

Et je crains toujours que Pensée ne revienne pas

Mais plus grand encore est mon soucis de Mémoire.

 

Edda poétique, Grímnismál

XIIIème siècle

 


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7 mars 2011 1 07 /03 /mars /2011 00:44

 


 

Maurizio Cazzati (1616-1678)

Ballo delle ombre

 

 

 

Je me disais depuis un moment qu’il fallait que je lise un peu en espagnol, comme Don Quichotte, que j’ai lu enfant dans une version expurgée, est trop triste pour moi, il me resteait Lope de Vega ou pourquoi pas Calderón ? La Vida es sueño, La Vie est un songe, une pièce baroque, autrement dit complètement délirante, donc très moderne. J’aime la façon dont le baroque submerge et dépasse. J’aime comme la toile déborde de son cadre. Le thème me plaît, « la vie est un songe ». Je vis cela tous les jours, l’impression de rêver debout. Souvent, c’est un cauchemar, comme mardi dernier, quand j’ai réalisé en prenant un train que j’avais un billet pour le jour suivant. Parfois, j’ai cette impression d’irréel : est-ce bien moi qui suis en train de vivre cela ?, ou de contingence : cela est, mais cela pourrait très bien être autrement. L’impression d’être au point de rencontre d’un d’une infinité de possibles : la façon dont je vais respirer la prochaine minute va m’embarquer pour une n-ième bifurcation. Ma vie est un songe. Enfant, j’avais peur de m’endormir et de ne pas pouvoir sortir de mon rêve, aujourd’hui, c’est plutôt l’inverse, je commande à mes rêves et je rêve volontiers éveillée. C’est mon empire.

 

Retour à Calderón et au XVIIème siècle. Une femme ouvre la pièce, une femme déguisée en homme, c’est normal : c’est baroque. Du reste, le travesti est monnaie courante dans les pièces espagnoles, une spécialiste a compté cent treize usages du procédé chez Tirso de Molina![1] Shakespeare aussi aime que ses héroïnes portent la culotte, à l’image de Rosalind dans Comme il vous plaira. L’héroïne de Calderón porte un moins joli nom, elle s’appelle Rosaura, « Rosaure » en français, ce qui n’arrange rien. Il y a de la rose dans ce nom, mais, à mon oreille, le côté saurien l’emporte. Rassurons-nous : comme le dit si bien Juliette : “What’s in a name, that which we call a rose By any other name would smell as sweet” [2]« Qu’est-ce donc qu’un nom? Ce que nous appelons une rose, sous tout autre nom sentirait aussi bon ». Rosaure ouvre donc la pièce avec cette tirade sur la Pologne :

 

Mal, Polonia, recibes

a un extranjero, pues con sangre escribes

su entrada en tus arenas,

y apenas llega, cuando llega a penas.

Bien mi suerte lo dice;

mas, ¿dónde halló piedad un infelice?[3]

 

Pologne, tu reçois bien mal l’étranger,

Puisque tu inscris en lettres de sang

Son entrée sur tes sables blancs,

Et à peine arrive-t-il, que lui arrivent peines et tourments.

Voici la leçon de mon sort tirée;

Mais où l’infortuné trouvera-t-il la pitié ?[4]

 

Il en va de la vie comme de la Pologne, elle nous reçoit dans le sang et n’a pas de pitié. « Y apenas llega, cuando llega a penas », le jeu sur les mots est très bon à cet endroit, les peines font comme une mer qui a son flux et son reflux. Mais où est donc le fameux passage, où  l’on peut lire que « la vie est un songe » ? Il s’agit d’une tirade que Sigismond, autre héros de la pièce avec Rosaure, fait à mi-chemin de la pièce. Les tirades du mi-chemin on toujours un intérêt particulier, c’est à mi-chemin que Dante écrit l’Enfer[5]

 

Yo sueño que estoy aquí

de estas prisiones cargado,

y soñé que en otro estado

más lisonjero me vi.

¿Qué es la vida? Un frenesí.

¿Qué es la vida? Una ilusión,

una sombra, una ficción,

y el mayor bien es pequeño:

que toda la vida es sueño,

y los sueños, sueños son.[6]

 

Je rêve que je suis ici

Chargé de chaînes,

Et j’ai rêvé aussi cette autre vie

Ou je me voyais heureux.

Qu’est-ce que la vie ? Une frénésie.

Qu’est-ce que la vie ? Une illusion.

Une ombre, une fiction,

Presque rien que ce qu’il y a de mieux,

Car la vie toute entière est un songe,

Et les songes ne sont que songes.

 

« La vie tout entière est un songe », qu’en est-il de la mort ? Clausewitz dirait peut-être que la mort est la continuation du songe par d’autres moyens.[7] Cela me rappelle que, pour Shakespeare, la mort est un songe que nul n’ose poursuivre :

 

To die, to sleep;

To sleep, perchance to dream - Ay, there’s the rub:

 For in that sleep of death, what dreams may come

[…]

 

Mourir, dormir; 

Dormir, et peut-être rêver – Ah ! Mais voila :

Dans ce sommeil de mort, quels rêves pourraient nous venir

[…]

 

Mais, si mourir, c’est dormir, vivre, n’est-ce pas être éveillé ? La vie est-elle bien un songe ? Il faut bien un repère pour définir le songe, ou alors tout n’est qu’illusion. Voila le vieux thème platonicien qui ressurgit comme au livre VII de la République. Nous sommes pieds et poings liés au fond d’une caverne et notre vie entière n’est qu’un bal d’ombres[8] portées sur les murs. Heureusement, les plus sages d’entre nous parviennent à se libérer et à monter vers la lumière.

 

Cette idée d’ombre se trouve également exprimée chez Shakespeare, à l’acte V de Macbeth[9]. Le héros sanguinaire vient d’apprendre la mort de sa femme, Lady Macbeth, celle-là même qui l’avait convaincu de commencer sa folle série de crimes. Cela ne lui fait pas grand effet, il faut dire qu’il est déjà un peu parti lui-même. Mais, comme la plupart des fous, il a son moment de lucidité :

 

She should have died hereafter.
There would have been a time for such a word.
Tomorrow, and tomorrow, and tomorrow
Creeps in this petty pace from day to day
To the last syllable of recorded time.
And all our yesterdays have lighted fools
The way to dusty death. Out, out, brief candle.
Life’s but a walking shadow, a poor player
That struts and frets his hour upon the stage,
And then is heard no more. It is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing.
 [10]


  

Elle n’aurait pas du mourir maintenant;

Pour un tel mot, il y aurait eu un moment.

Demain, demain encore, demain toujours,

Qui s’avance à pas lents, de jour en jour,

Jusqu’à ce que soit écrite la dernière syllabe du temps,

De tous les idiots hier fut la lueur,

Jusqu’à la poussière meurtrière. Brève petite flamme, à Dieu, à Dieu!

La vie n’est qu’une ombre qui divague, un mauvais acteur

Qui se déchaîne et se démène sur la scène à son heure,

Et puis que l’on n’entend plus guère : c’est un conte furieux,

Et plein de bruit, par un imbécile se laissant dire,

Et qui ne veut rien dire.

 

La vie s’incarne, elle est « une ombre qui divague ». Peut-être fait-elle comme lady Macbeth, une crise de somnambulisme ? J’ai dans l’oreille cette superbe scène de délire, mise en musique par Verdi, où l’héroïne revit ses crimes passés. « Una macchia e qui tutt'ora !» « Une tâche, ici, encore ! »[11]. Toutes les héroïnes d’opéra ont tendance à vivre leur vie ainsi, comme un délire : Lucia délire après avoir massacré son mari, Violetta délire parce qu’elle est au dernier stade de la phtisie... Et ces scènes sont toujours les plus belles. La somnambule délire « juste » parce que son fiancé l’a trahie : « Ah! Non credea mirarti si presto estinto, o fior! » « Ah ! Je ne croyais pas te voir flétrir si vite, ô fleur ! »[12] Mais, ça, c’est parce que la somnambule n’a pas lu Ronsard.

 

 Pour conclure sur une note moins éthérée, je n’ai qu’un seul regret: que Gustave Doré n’ait pas « songé » à illustrer la pièce de Calderón, comme il a illustré  Don Quichotte.



[1] Mercedes Blanco, « Tirso de Molina : une dramaturgie du travesti féminin » in Travestissement féminin et libertés

[2] Shakespeare, Roméo et Juliette, II, 2

[3] Calderón, La Vida es sueño, Jornada I, escena I

[4] Toutes les traductions sont des traductions personnelles

[5] Dante, Divine comédie, Enfer, I, 1-2 : “Nel mezzo del cammin di nostra vita, mi ritrovai per una selva oscura” « Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvais par une forêt obscure »

[6] Calderón, La Vida es sueño, Jornada II, escena I

[7] « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens »

[8] Le bal des ombres, Ballo delle ombre, très belle pièce de Maurizio Cazzati, contemporain mantouan de Calderón.

[9] La pièce de Shakespeare est antérieure : crée en 1606, publiée en 1623, contre 1635 pour celle de Calderón.

[10] Shakespeare, Macbeth, V, 5

[11] Une tâche de sang, bien-sûr. Lady Macbeth ne fait pas encore de réclame pour Monsieur Propre. Quoi que, ce serait une idée : j’imagine bien Lady Macbeth en obsédée du ménage, errant la nuit dans les couloirs de son château une serpillère à la main.

[12] Bellini a d’ailleurs cette première phrase gravée dans le marbre de sa tombe.

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28 février 2011 1 28 /02 /février /2011 22:12

 

 

 

418px-Shishkin_na_severe_dikom1.jpg

 

 

 

На севере диком стоит одиноко
      На голой вершине сосна,
И дремлет, качаясь, и снегом сыпучим
      Одета, как ризой, она.

И снится ей всё, что в пустыне далёкой,
      В том крае, где солнца восход,
Одна и грустна на утёсе горючем
      Прекрасная пальма растёт.

 

 

 

Dans le désert du Nord un pin
      Sur une cime abandonnée se tient,
Assoupi, il se balance et la neige doucement
       Lui fait comme un vêtement.

Et il rêve d’un désert lointain,
       se lève le soleil au matin,

Sur le terreau d’une falaise, le cœur gros,
       L’arbre triste porte beau.

 

Mikhaïl Lermontov

 

 

 

 

 

Illustration : Ivan Chichkine, Dans le désert du Nord, 1891

Huile sur toile, 161 x 118 cm, Musée d'art russe de Kiev

 


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10 mars 2010 3 10 /03 /mars /2010 22:35



Extrait de Metropolis (F.Lang, 1927)



II.

What sphinx of cement and aluminium bashed open their skulls and ate up their brains and imagination?

Moloch! Solitude! Filth! Ugliness! Ashcans and unobtainable dollars! Children screaming under the stairways! Boys sobbing in armies! Old men weeping in the parks!

Moloch! Moloch! Nightmare of Moloch! Moloch the loveless! Mental Moloch! Moloch the heavy judger of men!

Moloch the incomprehensible prison! Moloch the crossbone soulless jailhouse and Congress of sorrows! Moloch whose buildings are judgement! Moloch the vast stone of war! Moloch the stunned governments!

Moloch whose mind is pure machinery! Moloch whose blood is running money! Moloch whose fingers are ten armies! Moloch whose breast is a cannibal dynamo! Moloch whose ear is a smoking tomb!

Moloch whose eyes are a thousand blind windows! Moloch whose skyscrapers stand in the long streets like endless Jehovas! Moloch whose factories dream and choke in the fog! Moloch whose smokestacks and antennae crown the cities!

Moloch whose love is endless oil and stone! Moloch whose soul is electricity and banks! Moloch whose poverty is the specter of genius! Moloch whose fate is a cloud of sexless hydrogen! Moloch whose name is the Mind!

Moloch in whom I sit lonely! Moloch in whom I dream angels! Crazy in Moloch! Cocksucker in Moloch! Lacklove and manless in Moloch!

Moloch who entered my soul early! Moloch in whom I am a consciousness without a body! Moloch who frightened me out of my natural ecstasy! Moloch whom I abandon! Wake up in Moloch! Light streaming out of the sky!

Moloch! Moloch! Robot apartments! invisable suburbs! skeleton treasuries! blind capitals! demonic industries! spectral nations! invincible madhouses! granite cocks! monstrous bombs!

They broke their backs lifting Moloch to Heaven! Pavements, trees, radios, tons! lifting the city to Heaven which exists and is everywhere about us!

Visions! omens! hallucinations! miracles! ecstacies! gone down the American river!

Dreams! adorations! illuminations! religions! the whole boatload of sensitive bullshit!

Breakthroughs! over the river! flips and crucifixions! gone down the flood! Highs! Epiphanies! Despairs! Ten years' animal screams and suicides! Minds! New loves! Mad generation! down on the rocks of Time!

Real holy laughter in the river! They saw it all! the wild eyes! the holy yells! They bade farewell! They jumped off the roof! to solitude! waving! carrying flowers! Down to the river! into the street.


Allen Ginsberg (1926-1997), The Howl, II. (1956)



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12 juillet 2009 7 12 /07 /juillet /2009 15:08

 

 

Il est un universitaire cher à mon cœur. Il n’est pas connu, il est inventé, il est sorti tout habillé de l’esprit d’un médecin à l’esprit désespérément affûté. Cet homme c’est Nicolaï Stepanovitch, illustre professeur de médecine, conseiller secret qu’on ne consulte plus guère, mari détaché, père agacé de l’insouciance imbécile des ses enfants, et son créateur, je dirais presque « bien-sûr », c’est Anton Tchekhov.

 

Cette nouvelle, Une Banale histoire, je l’ai trouvée en faisant le tour des rayonnages de la librairie Lamartine. A  l’époque, Pouchkine, Tolstoï, Dostoïevski et Tourgueniev me tenaient compagnie tous les soirs, alors que j’aurais dû m’atteler à préparer un concours. Mais j’ai toujours aimé m’accorder ce plaisir subtil de faire quelque chose de parfaitement inutile quand le temps est compté. Donc au lieu de me plonger dans d’utiles révisions, je me distrayais. Tchekhov n’était pas, à vrai dire, mon premier choix. La Mouette, La Cerisaie et Oncle Vania avaient eu raison de moi. Mais il s’agissait d’une nouvelle, j’ai un faible pour les nouvelles qu’on peut lire d’un trait… J’ai parcouru les dernières pages…


«  Où vas-tu ?

- En Crimée... c'est à dire dans le Caucase.

- Ah ? pour longtemps ?

- Je ne sais pas 

Elle se lève et, avec un sourire glacé, sans me regarder, me tend la main.
Je voudrais lui demander : « alors, tu ne seras pas à mon enterrement ? » mais elle ne me regarde pas, sa main est froide, comme morte.... Non, elle ne s'est pas retournée. Sa robe noire m'est apparue une dernière fois, ses pas se sont évanouis... Adieu, mon incomparable ! »

 

« Mon incomparable », pour le coup, cela m’a paru beaucoup moins désespérant que le théâtre, qui a aujourd’hui tant de succès auprès des metteurs en scène. Après tout Tchekhov a d’abord été aimé pour ses nouvelles. Je n’ai pas regretté un instant d’avoir fait la connaissance du professeur Nicolaï Stepanovitch. C’est un sceptique, un cynique, qui critique ceux qui l’entourent, non pas pour constater combien il leur est supérieur, mais plutôt combien il leur est étranger. On a droit à un portrait du jeune doctorant en médecine, du mauvais étudiant qui vient quémander son passage en année supérieure, de l’assistant, aussi animé que les matières mortes qu’il prépare pour les dissections. Nicolaï, qui décidément ne manque rien, se demande opportunément « comment ce biscuit sec dort avec sa femme ». Chaque critique est un coup qui porte, mais c’est aussi un soupir du professeur, qui décidément n’est à sa place nulle part. Sauf chez Katia, jeune orpheline qu’il a recueilli enfant et qu’il a élevé comme sa fille. Personne ne trouve grâce à ses yeux, mais il lui passe tout. Tout l’ennui, mais elle le distrait. Rien ne l’émeut mais elle le ferait pleurer lorsqu’elle évoque ses amours déçues.


Aussi, voila pourquoi je révèle les dernières lignes de la nouvelle. Il ne s’agit pas d’une chute, d’une fin, c’est plutôt un cycle, un éternel recommencement. On peut intercaler ces lignes entre tous les chapitres. Katia et le professeur, ce sont deux âmes qui se sont croisées en une belle et douloureuse ambiguïté. Il est trop tard pour l’un comme pour l’autre, du moins en sont-ils persuadés. Et pourtant, dans l’immense ennui et l’insignifiance de leurs vies, il y a cet « incomparable ».

 

 

 

 

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L'orange Maltaise

  • : L'orange maltaise
  • : « Il pourrait se trouver, parmi [mes lecteurs] quelqu’un de plus ingénieux ou de plus indulgent, qui prendra en me lisant ma défense contre moi-même. C’est à ce lecteur bienveillant, inconnu et peut-être introuvable, que j’offre le travail que je vais entreprendre. Je lui confie ma cause ; je le remercie d’avance de se charger de la défendre ; elle pourra paraître mauvaise à bien du monde ! » (Mémoires de la Duchesse de Dino, 1831)
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