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6 août 2011 6 06 /08 /août /2011 03:07

 

 

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 Rokudenashi, Yoshishige Yoshida, 1960

 

 

Je me sens très rokudenashi aujourd’hui. C'est-à-dire « bon-à-rien » en japonais. Cela convoie une image de ratage avant d’avoir essayé, ou faute d’avoir essayé. Et puis une idée de jeunesse gâchée aussi. Dépensée par poignées quand il fallait la retenir, la conserver précieusement, comme la flamme dans le temple.

Rokudensashi, un film de Yoshida. Un film de 1960 sur la jeunesse figée, décadente, parasite.  Yoshida avait 25 ans, quand Shochiku, le Warner Bros japonais[1], lui commanda un film qui traite « de la jeunesse ». Il a tenu à écrire le scénario lui-même. Ils sont précoces, les réalisateurs japonais ; Ozu avait 24 ans pour son premier film. Rokudensashi, ce sont trois jeunes japonais qui mènent cette existence de bons-à-rien. C'est-à-dire que l’un d’entre eux dépend de son riche papa et que les deux autres jouent les sangsues. Jun, le bon larron, se déteste au fond d’être une sangsue, Morishita, le mauvais larron, use et abuse. Tous trois cyniques et lucides.

Encore, les sangsues font quelque chose, elles profitent. Mais le fils à papa, Akiyama, est l’indolence la plus parfaite : même lorsqu’il est à la plage, il ne va pas se baigner, mais préfère végéter dans un transat. Il conduit une Cadillac, il porte des petits costumes en lin blanc et des petites cravates impeccables. Il loue une grande maison à Hayama pour l’été, qui ouvre sur la Baie de Sagami. Comme c’est beau la Baie de Sagami, la plage immense est faite pour être filmée en noir et blanc.  

Les pauvres sangsues rêvent d’Amérique et envient le riche fils à papa qui pourrait y partir, s’il voulait. S’il voulait… Mais c’est bien ça le problème : il ne veut rien. En même temps, il sait que cette oisiveté de jeunesse va devoir prendre fin et que ce sera la fin de sa jeunesse, justement. La secrétaire du riche papa, Ikuko, campe la fille sérieuse et méritante qui travaille. Elle est déjà intégrée au corps immense de ces Japonais dociles qui, en ce début des années 1960, font la prospérité du pays. A-t-elle jamais été jeune au fait?

La sangsue pénitente, Jun, semble s’y attacher. Ikuko veut pour Jun la même chose que ce qu’elle a voulu pour elle-même : un travail stable, un moyen honorable de gagner sa vie, une vie rangée, convenable, conforme. Mais à quoi bon ? Ikuko est tellement sage, suit tellement bien les règles, qu’elle n’est toujours pas mariée… Elle s’est ménagé cet espace de liberté personnelle, elle fait ce qu’on veut d’elle, mais elle ne se perpétuera pas. Est-ce Jun qu’elle tente de ramener dans le droit chemin ? On ne met pas aussi facilement la main sur un rokudenashi. Déception, amertume, flétrissure.

« -You've also become a common woman.

-I've always been a common woman. Relatively intelligent, relatively stupid, relatively good-for-nothing... A woman with whom everything is relative. »[2]

Enfin, ce n’est pas une histoire convenue, cela ne finit pas bien. C’est une histoire un peu irréelle, un peu flottante, le genre de sentiment qu’on éprouve en lisant les pages de l’Etranger, où, pour on ne sait trop quelle raison, l’inaction ambiante se condense sous l’effet du soleil et donne un coup de feu. Je me sens très rokudenashi aujourd’hui.



[1] Fondée par deux frères en 1895, donc avant la Warner américaine, cette société de production japonaise avait pour vocation de produire des pièces de théâtre traditionnel, kabuki, avant de produire des films. Elle eut un rôle important dans le développement du cinéma nuberu bagu, « nouvelle vague », au Japon. Oshima y fit notamment son début de carrière avant de devenir indépendant.  

[2] Sous-titrage anglais du film. Dialogue entre Ikuko et un collègue de travail.

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9 février 2010 2 09 /02 /février /2010 01:24



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« London bridge is falling down, falling down, falling down, my fair lady… », la comptine m’évoque désormais Los Angeles immortalisée par le film de Joel Schumacher, ville suffocante et saturée à l’aube des violentes émeutes raciales de 1992. Falling down est un film qui, sans avoir été ignoré par la critique, n’a peut-être pas été assez salué pour avoir su capter avec une grande acuité l’esprit d’une époque. Epoque qui, bien que près de vingt ans aient passé, est encore la notre…

Foster (l’excellent Michael Douglas) est un employé type, chemise blanche à manches courtes, cravate noire, lunettes cerclées de plastique d'un épais plastique noir, cheveux en brosse, bien propre sur soi. Seulement voila, pris dans un embouteillage interminable, il décide soudain de « rentrer à la maison ». Mais a-t-il encore une maison, un refuge, une famille à retrouver? Sous des apparences d’employé bien rangé se trouve en fait un homme à la dérive, licencié depuis peu, divorcé, privé de droit de visite, mélange détonnant qui n’attendait que la surchauffe de Los Angeles cet été là pour exploser.

I've passed the point of no return. Do you know what that is, Beth [ex-wife]? That's the point in a journey where it's longer to go back to the beginning. It's like when those astronauts got in trouble. I don't know, somebody messed up, and they had to get them back to Earth. But they had passed the point of no return. They were on the other side of the moon and were out of contact for like hours. Everybody waited to see if a bunch of dead guys in a can would pop out the other side. Well, that's me. I'm on the other side of the moon now and everybody is going to have to wait until I pop out.

Foster tombe sur un sac de gym contenant une abondante provision d’armes, pas si improbable au pays du Deuxième Amendement, dans une Los Angeles en proie à la guerre des gangs. Il va les utiliser le plus simplement du monde, pour se faire entendre, pour se frayer un chemin jusqu’à cette maison qui n’est plus la sienne, vers une vie qui est depuis longtemps révolue. Il y a du  Kafka dans ce film, on y retrouve ce sentiment cauchemardesque d’inéluctable, d’impuissance, d’injustice résignée. Foster n’est qu’un rouage dans le système Los Angeles, d’ailleurs il est désigné tout le long du film par sa plaque d’immatriculation : « D-Fens » [defense], allusion à son ex-emploi dans le cadre du programme de défense contre les Russes.  Il n’est qu’une victime du système, s’il est coupable et violent, c’est malgré lui : «I'm the bad guy? How'd that happen? »

Porté par le jeu poignant et néanmoins sobre de Michael Douglas et de Robert Duvall, le flic du LAPD qui le poursuit, on traverse une Amérique des tensions raciales, une Amérique au chômage, en perte de repères, dominée par l’impératif économique. D-Fens Foster rencontre des asiatiques, des noirs, des hispaniques, des homos, un néonazi, un vétéran du Golf, sans que l’on ait cette mauvaise impression qu’il fallait que le réalisateur « coche des cases ». Au fond, tous tentent de s’en sortir, ceux qui ne sont pas economically viable sont balayés. Justement, face aux pauvres et à la criminalité des gangs, il y a ceux qui s’en sortent très bien, les très riches même, pas plus aimables pour autant. D-Fens Foster traverse ainsi le golf d’un country club dument grillagé (« D-Fens » fait penser à « the fence », la clôture) et la propriété d’un chirurgien esthétique, symbole de la société du loisir et de l’image qui est encore la notre. En tout temps, en tout lieu, la violence, seul moyen d’expression, est banalisée, on se croirait dans le jeu Grand Theft Auto. Il n’y a qu’à voir la facilité déconcertante avec la quelle l’employé Foster fait usage d’armes à feu, manie le couteau, le poing et la batte de base-ball. Et puis il y a ce petit garçon noir si mignon qui explique le plus tranquillement du monde comment il faut se servir d’un lance-roquettes portable, parce qu’il l’a « vu à la télé ».


 

 

Il n’y a pas de « méchant », il n’y a que des imbéciles, des gens qui jouent leur rôle social, qui gardent le masque. Il n’y a pas de salaud, ou peut-être qu’il n’y a que des salauds, au sens de Sartre : « le salaud est celui qui, pour justifier son existence, feint d’ignorer la liberté et la contingence qui le caractérisent essentiellement en tant qu’homme ». D-Fens Foster a justement cessé d’être un salaud. Certes, il continue d’affirmer en citoyen modèle face au néonazi du surplus de l’armée, qui le prenait pour un frère de lutte, qu’il croit en la liberté d’expression. Certes, il croit toujours qu’il est du côté des good guys, lui qui faisait partie du programme de défense contre les Rouges… Seulement le monde a changé, et lui se rend compte à son échelle de tous les masques que le salaud sartrien porte au jour le jour. Ainsi dans un fast-food, quand il se retrouve confronté aux serveurs Rick et Sheila, versions contemporaines du garçon de café de Jean-Paul :

Why am I calling you by your first names? I don't even know you. I still call my boss "Mister", and I've been working for him for seven years, but all of a sudden I walk in here and I'm calling you Rick and Sheila like we're in some kind of AA [Alcoholics Anonymus] meeting... I don't want to be your buddy, Rick. I just want some breakfast.

 

 

 

 

Sorry D-Fens, on ne sert plus de petit-déjeuner, tu es en retard. Il est trop tard pour rentrer à la maison, trop tard pour embrasser une femme dont tu as divorcé et un enfant dont tu n’as plus la garde, trop tard pour le job dont tu as été licencié, trop tard pour avoir des idéaux quand la valeur suprême est d’être economically viable… D’ailleurs qu’est-ce que tu laisses à ta fille si ce n’est une police d’assurance ? Voici donc un film qui capte l’esprit de son temps en portraiturant un homme perpétuellement en retard, peut-être parce que c’est une époque qui va trop vite justement.


 



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19 juillet 2009 7 19 /07 /juillet /2009 17:14

 

 

 

 

Rien de drôle ici, rien de gai, on sait à quoi s’attendre lorsqu’on regarde un film de Bergman. Mais, il y a toujours cette justesse, cette profonde compréhension de l’humain (des femmes en particulier, diront certains) et cette esthétique si particulière. Voir un Bergman, c’est voir la nature telle qu’elle est, telle qu’on la reçoit en pleine face.  Des pins noirs qui se dressent, un ciel éperdument bleu, un air glacé, une neige immaculée qui brille de la lumière d’un soleil qu’on ne voit pas. Et le silence. Voila la beauté des films de Bergman : le silence des forêts du Jämtland.


Sonate d’automne, en l’occurrence, ne met pas en scène la forêt en hiver, mais à la saison qui précède le grand froid. Une pianiste concertiste de renommée  mondiale, Charlotte (Ingrid Bergman), vient rendre visite à sa fille négligée, Eva (Liv Ullmann), qui vit isolée avec son mari pasteur au bord d’un fjörd. A sa grande horreur, la jeune femme a recueilli sa sœur handicapée (Lena Nyman) qu’elle avait bien vite placée dans une institution. En plus Eva continue de pleurer le fils qu’elle a perdu et le croit toujours présent. Charlotte, qui égoïstement était venu se reposer chez sa fille, le regrette quasi-immédiatement. Il n’est pas évident d’être confrontée aux erreurs du passé lorsqu’on a refusé sa vie durant de les voir, et même pire, lorsque l’on est toujours trait pour trait cette même personne qui les a commises. La douce Eva, qui se faisait une telle joie de revoir sa mère, reçoit comme une profonde blessure l’attitude de celle-ci. Ce n’est qu’une blessure de plus, mais celle-ci la décide à parler, à dire enfin tout ce qui l’oppresse depuis tant d’années. L’automne, la saison qui précède le grand froid. Car, Charlotte préfère fuir au loin et laisser Eva demeurer avec ses fantômes et ses désirs envers une mère qui s’est définitivement fermée à tout sentiment.


C’est le dernier grand rôle d’Ingrid Bergman au cinéma. On a pu lui reprocher dans un film comme Aimez-vous Brahms (Anatole Litvak, 1961) d’être beaucoup trop belle pour incarner une femme sur le déclin en proie aux doutes, elle est ici parfaite dans son rôle. Elle peint magistralement une artiste au sommet de son art, qui se réfugie dans l’égoïsme et la froideur pour fuir sa peur mortelle du passé, de ce qui sort de son ordinaire, de ce qui pourrait la forcer à donner d’elle-même ailleurs que derrière un piano de concert. Liv Ullmann et Lena Nyman incarnent des filles remarquables, la première complètement écrasée par l’image de cette mère si douée et la seconde dans une attente candide d’amour et d’attention. Mais, il y a aussi un homme dans la partie : le très bon Viktor (Halvar Björk), le pasteur, qui aime profondément sa femme et qui a bien conscience qu’il n’en est pas aimé. A vrai dire, il sait qu’il ne la mérite pas, qu’elle a consenti à l’épouser parce qu’elle ne pouvait de toute façon pas aimer. C’est Viktor qui parle le mieux de cette femme, de cette fille délaissée de la grande Charlotte. C’est d’ailleurs lui qui cite ce passage d’un livre qu’elle avait écrit et qui la définit si complètement :


« On doit apprendre à vivre. Je m’y atèle tous les jours. Ce qui me retient le plus, c’est que je ne sais pas qui je suis. J’avance en tâtonnant les yeux fermés. Si quelqu’un m’aime comme je suis, alors seulement j’ose me regarder. »


Bergman filme au scalpel quand tant d’autres y vont au burin… Il a choisi Chopin, pour accompagner Charlotte et Eva, Chopin qui a aimé lui aussi une fille écrasée par sa mère, en la personne de Solange,  fille de George Sand. On a ainsi droit à cette très belle scène où Eva se laisse convaincre de s’asseoir au piano et de jouer pour sa mère le prélude No. 2 en la mineur, et finit debout à recevoir une magistrale leçon d’interprétation. Viktor regarde impuissant sa femme dans son immense désarroi : elle cherchait une mère et se retrouve face à un professeur. Tout est dit.

 

 

 

 

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7 juillet 2009 2 07 /07 /juillet /2009 23:08

 

 

 

Je voudrais parler ici d’un très bon film de 2001 du réalisateur hongrois István Szabó (*1938). Pour l’anecdote, il s’agit encore une fois d’un film que j’ai pris en route, encore une fois tard le soir, et encore une heureuse surprise. On revit ici la période de « l’année zéro », où l’Allemagne de l’après-guerre occupée, ruinée en hommes et en moyens, en partie détruite, tente de survivre à sa torpeur. Cela pourrait être sordide. Ce serait facile, vu l’état psychologique et physique des habitants de Berlin, capitale déchue. Mais István Szabó met la ville en scène avec ce qu’il faut de tact, sans complaisance ni misérabilisme. 


Le personnage qui capte notre attention dès le départ, et qui prête d’ailleurs son nom au film en allemand, est le chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler (Stellan Skarsgård), accusé par les occupants d’avoir été nazi. C’est ce Wilhelm Furtwängler que le jeune officier américain d’origine juive, incarné par Moritz Bleibtreu, attend avec fébrilité dans son bureau, parce qu’il a assisté à un de ses concerts petit et qu’il le tient pour un génie. C’est lui que l’officier supérieur, Harvey Keitel, attend de pied ferme, parce qu’il le tient responsable de ces nuits blanches, où il revoit sans cesses les horreurs de la barbarie nazie filmée au sortir des camps. C’est lui auquel les gens, dans le tramway, offrent leur place. C’est de lui dont les musiciens du Berliner Philharmoniker disent : « il lui suffisait d’un seul regard et on passait ce moment que l’on arrivait pas à jouer ». C’est lui que la jeune secrétaire allemande (Brigit Minichmayr) voit s’effondrer sous le coup de l’émotion après un interrogatoire humiliant…


Le Furtwängler que l’on voit là est touchant. Il est l’homme de génie qui a du mal à trouver les mots pour se défendre, l’homme pour le quel l’art passe avant tout. Avant la politique surtout, car il ne nie pas être resté en Allemagne quand des artistes juifs comme Menuhin étaient obligés de fuir, et quand le grand chef Erich Kleiber partait pour l’Argentine par opposition au régime. Il est un homme ambigu : il a sauvé des juifs en les aidant à fuir, mais il dirigeait pour l’anniversaire du Führer dont il était le chef préféré… Préféré à Karajan, « le petit K », que Furtwängler détestait cordialement. Et l’officier américain de lui rappeler avec violence qu’au lieu d’avoir cherché à évincer « le petit K » et à s’attirer les faveurs du régime, il aurait dû voir ce qui se passait autour de lui, protester, fuir… Mais lui, pour l’art, est resté. Pour l’art, d’ailleurs, il voulait conserver les musiciens juifs de son orchestre et se désolait de les voir remplacer par des hommes qui n’y auraient normalement pas eu leur place. Et face à cette ambiguïté, face à l’art pur au dessus de la politique, face au génie d’un homme qui dirige la 5ème comme personne, il y a des monceaux de cadavres. Des cadavres blancs, maigres, anguleux, qu’on entasse à la pelleteuse tant il y en a. Ces cadavres qui hantent le sommeil d’Harvey Keitel. 


Pour cela, le film représente un bel équilibre, il pose la question de l’art et du politique avec pertinence et lucidité, il ne condamne pas Furtwängler d’emblée, là aussi, ce serait tellement facile. Il révèle un peu de l’homme, qui, vu par Szabó, incarne un génie à la fois très humain et inhumain car il vénère l’art par-dessus tout. Un génie dont on ne sait pas s’il est coupable parce qu’il se défend mal ou parce qu’il croit que l’art élève l’homme, et le laisser s’appuyer lourdement dessus, au risque de l’écraser complètement ? Ou peut-être aussi parce qu’il concentre toute cette horreur qui hante l’officier, et l’admiration béate du peuple, non sans rappeler la soumission servile qui a conduit à l’horreur.


Tout ceci procède beaucoup du jeu d’acteur de Stellan Skarsgård auquel je rends hommage. L’acteur de Breaking the Waves de Lars von Trier (film qui pour le coup m’a donné envie de vomir), est un très beau Furtwängler. Le face-à-face avec l’officier Harvey Keitel est intense et sonne très juste, d’autant qu’il est vraiment enrichi par les rôles secondaires joués par Bleibtreu et Minichmayr. « Vous êtes juif ! » assène Keitel au jeune officier qui vénère le maître, seulement le jeune homme aime l’art et aime Furtwängler. Traudl, la jeune secrétaire, est la fille d’un général rebelle au pouvoir nazi, qui lave donc l’honneur de l’Allemagne. Seulement voila : « mon père n’aurait pas fait ce qu’il a fait s’il n’avait été convaincu de l’imminence de la défaite ». 


La tension est donc maintenue jusqu’au bout avec un doigté remarquable, jamais on ne tombe dans la caricature ou dans un manichéisme déplacé. Artistiquement parlant, la musique de Beethoven, la 5ème en particulier, dans la très belle version de Furtwängler, crée une véritable beauté nostalgique. Elle incarne le pays, la ville, et le génie déchu, elle résonne sous les hauts plafonds d’un bâtiment officiel à demi-vide occupé par les Américains, elle nous martèle cette éternelle question : comment une telle horreur et un tel degré de beauté ont-il pu cohabiter ? L’art ne rend-il pas plus humain ?


 

 




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5 juillet 2009 7 05 /07 /juillet /2009 00:53

 

 

 

 

 

Amadeus présente l’inconfortable particularité d’être loué comme « introduction au classique » pour des gens qui n’ont rien à faire de la musique classique, qui la trouvent bien à écouter en voiture ou pour se relaxer, mais bon tout de même ennuyeuse. Il est aussi décrié comme salissant Salieri, faisant de Mozart un imbécile heureux au rire chevalin et réinterprétant l’histoire en laissant passer de flagrantes inexactitudes. Parce que, bien sûr, il faut être un saint pour écrire le Requiem…


Il me semble qu’il est bon de se rappeler que le film est adapté d’une pièce de Peter Schaffer, qui présente une interprétation de la vie de Mozart. Comme pour toute œuvre d’art, c’est moins le sujet qui compte que la façon dont il est traité. A la vérité, peu m’importe que Salieri soit le jaloux ambitieux qu’il n’était pas quand il l’est parfaitement sous les traits d’un F. Murray Abraham exaspéré par le génie de son jeune rival. Peu m’importe que Mozart rie presque vulgairement et qu’il soit puéril s’il l’est avec la légèreté de Tom Hulce. D’autre part, on prête tout de même ce mot à  Mozart : « je suis vulgaire, mais ma musique ne l’est pas ». Il suffit de lire sa correspondance avec sa sœur Nanerl notamment, pour se rendre compte que ses préoccupations étaient parfois fort légères, tout comme ses mœurs. Le film a le mérite de poser avec insistance une question, qui se poserait même si l’on était en présence d’un Mozart sage et d’un Salieri moins jaloux : comment et pourquoi un tel génie. ? Non, la musique de Mozart n’est pas celle d’un ascète, mais celle d’un homme qui tente de vivre une vie à la quelle il est attaché. Elle est celle d’un homme qui allie étrangement la profondeur et la légèreté, qui tente de bâtir quelque chose quand il a peur comme un enfant qu’on arrache des bras de son père.


Certes, il y a un certain nombre d’inexactitudes, pourquoi, par exemple chanter La Flûte enchantée en anglais ? Pourquoi faire commander le Requiem par Salieri quand il l’a été ,on en est quasi-sûr, par Franz von Walsegg, obscur aristocrate aux hautes prétentions musicales, qui voulait se faire passer pour Mozart ? On apprécie quand même les décors de Karl Schinkel, qui fait chanter la reine de la nuit sous une voûté étoile flottant sur un croissant de lune, de sorte que « la lune est sous ses pas » ce qui lui donne une dimension apocalyptique. On apprécie aussi cette justice rendue à la ville de Prague, préférée à Vienne pour le tournage : c’est bien Prague qui a fait un triomphe aux opéras de Mozart, en chantant son Figaro jusque sur le Pont Charles.


Amadeus est fait de très belles scènes, comme celle où Mozart rejoue de mémoire une pièce laborieusement écrite par Salieri, qu’il améliore en brodant un de ses motifs typique. Il y a, je trouve, un grand moment comique lorsque le malheureux Salieri adresse un « grazie signore » dépité à un dieu qui manifestement lui a joué un superbe tour en lui inspirant cette pièce reprise avec tant de facilité par Mozart. Il y a aussi cette scène où Salieri découvre les œuvres de Mozart, inscrites sans rature aucune sur les manuscrits originaux. Il entend alors dans sa tête résonner les sonates et les symphonies qui sont venues si facilement au prodige, jusqu’à en devenir fou d’exaltation mêlée d’envie et de surprise. Et Constance, la femme de Mozart, qui mange des chocolats avec une gourmandise d’une naïveté charmante, pour finalement lui demander l’air passablement inquiet de son trouble : n’est-ce pas bien ? Une belle illustration du Requiem aussi, la scène de mort de Mozart, où ce dernier dicte les dernières mesures de sa messe à Salieri, qui découvre émerveillé comment se mêlent différentes voix.

 

 

 

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5 juillet 2009 7 05 /07 /juillet /2009 00:40





Barry Lyndon, c’est d’abord un souvenir d’enfance, un film « pour les grands » qu’on m’avait interdit de regarder et dont je conservais le souvenir des uniformes rouges vifs de l’armée de sa très gracieuse majesté, alliés à la musique militaire « British grenadiers », jusqu’à ce que je puisse enfin le voir…

 

On a comparé ce film à la peinture de Gainsborough, et je me suis souvent arrêtée à la National Gallery à Londres, en y pensant. Ryan O’Neil et Marisa Berenson ont l’allure et la dignité des personnages du peintre. C’est une question d’ambiance, de couleurs, de musique également : ce film allie des images d’une beauté inégalée à une musique d’une beauté incomparable. Qu’il s’agisse de l’Irlande natale de Redmond Barry ou du château anglais du temps de sa gloire, il n’y a qu’un mot : beauté. Et peut-être aussi : lumière. Les paysages comme les scènes d’intérieur, filmées en lumière originale, sont empreints d’une sublime mélancolie. Il faut le voir pour comprendre ce qu’est « la passion d’être triste », l’expression que Victor Hugo consacrait à la mélancolie justement. C’est un film romantique sur un siècle, le XVIIIème, qui ne l’était pas. D’ailleurs la musique de Schubert qui l’accompagne avec tant de fluidité y est pour beaucoup dans cette dimension mélancolique fort éloignée de l’esprit du siècle. Car toutes belles que soient les images, elles sont aussi portées par la musique, la grave sarabande de Haendel et la fraîche musique de Schubert, qui en prend une dimension digne et majestueuse. Intriguant, car à écouter les trios pour piano op. 99 et op. 100, dont est extrait l’allegro moderato du film, il ressort plutôt une certaine gaîté. Ces trios, Schubert les a composés alors qu’il se reposait à la campagne, et les destinait à des moments passés à jouer avec son père et des amis, ils sont spirituels et profonds avec grâce et naturel. Ce sont des ruisseaux qui « [accrochent] follement aux herbes des haillons d’argent ». Le film donne une autre dimension à cet allegro moderato, on l’écoute avec une gravité empreinte de dignité, comme si l’on avait revêtu la musique d’un manteau de brocard. C’est la musique d’un sic transit gloria mundi. On pourrait en dire autant de la Sarabande de Haendel, une danse qui fait comme une longue marche de requiem pour en arriver à la conclusion implacable du film :

 

“It was in the reign of George III that the aforesaid personages lived and quarelled; good or bad, handsome or ugly, rich or poor, they are all equal now”

 

Cette alliance d’images et de musique est unique. On a pu reprocher parfois au film son scénario, lui reprocher de se reposer sur sa troublante beauté. Cette beauté me suffit amplement. En toute honnêteté, j’ai beaucoup moins aimé le roman de William Makepeace Thackeray, The Memoirs of Barry Lyndon Esq. Le personnage de Redmond Barry y est, à mon goût, nettement moins sympathique. Il a tout de l’Irlandais  crâneur qui confine au ridicule, ce qui bien sûr est le but de l’auteur de La Foire aux vanités, mais tout de même. J’ose dire que je préfère les personnages du film, sublimés en sujets de Gainsborough.

 

Il y a encore une dernière chose qu’il convient de dire, la beauté des scènes mise en musique est d’une perfection qui élève l’âme, mais, elle serait sèche si elle ne suscitait d’autres sentiments que ceux de la grandeur et de la déchéance. Il y a une scène en particulier à laquelle je pense, qui est celle de la mort du fils de Barry et de Lady Lyndon. Une mort qui l’unit à cette femme plus intensément qu’aucun sentiment ne l’aurait fait. Cette scène est à pleurer. Elle permet de ressentir, ne serait-ce qu’un quart de seconde, la douleur immense que constitue la perte d’un enfant.

Pourtant, Dieu sait que, d’une nature trop sensible, je me défie beaucoup des sentiments, et que je ne prépare pas de boite de mouchoirs quand je me dispose à regarder une scène tendre ou triste, mais bien plutôt à passer à autre chose. Mon credo est d’ailleurs qu’il y a bien assez de malheur dans la vie pour qu’on regarde le malheur à l’écran. C’est valable pour le malheur mal filmé, le malheur sordide. Mais là, on entre dans la sphère de l’art.




HMVD


 

 

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5 juillet 2009 7 05 /07 /juillet /2009 00:27

 

 

 

 

 

 

Un choix classique certes, mais pas par snobisme, juste parce qu’il faudrait un Hitchcock dans toute liste qui se respecte. La première fois que j’ai vu ce film, j’ignorais totalement de quoi il s’agissait et je n’avais, en plus, jamais vu de Hitchcock auparavant. Je l’ai « pris en route » un soir très tard à la télévision, en croyant qu’il s’agissait d’un vieux navet qu’on nous ressortait de je ne sais d’où. C’est ce qui s’appelle partir avec un a priori assez défavorable. Or, ma première pensée à la fin du film fut « eh bien, si tous les navets étaient comme celui-ci…», et de ressentir cette impression caractéristique qui me fait dire qu’il y a du génie dans une oeuvre. Je n’ai pas mis longtemps à découvrir « la vérité ». C’était Vertigo, Sueurs froides en français. On aurait d’ailleurs fort bien pu garder le titre original. « Sueurs froides » a comme une odeur de film d’horreur au rabais.

 

Il s’agit certes d’un film policier à l’intrigue, comme toujours chez Hitchcock, très bien montée, avec une dimension ésotérique, qui laisse planer le doute. Il y a bien sûr cette façon très particulière de filmer, qui crée le suspense. Mais, c’est aussi une histoire d’amour, portée par le jeu assez retenu de James Stewart et de Kim Novak. Et c’est cette dimension à laquelle j’ai été la plus sensible. L’amour au cinéma est, à mon goût, en général prévisible, trivial et sans relief. Mais Hitchcock met ici en scène la femme qu’il a envie d’aimer, une femme aux cheveux blond-blancs, mystérieuse et distante, non sans grâce et non sans élégance. La relation entre cette femme et un détective, Stewart, acrophobe fragilisé par un traumatisme, mais qui conserve une belle prestance, n’a rien de trivial ni, de bassement ennuyeux. A en croire une interview avec François Truffaut, Hitchcock lui-même considérait que c’était l’un de ses meilleurs films. La majorité des gens adulent « le maître du suspens » pour ses intrigues et considèrent Vertigo comme un chef d’œuvre à ce titre, pour ma part, c’est cette histoire d’amour qui me fait l’apprécier.

 

 

 

HMVD


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12 avril 2009 7 12 /04 /avril /2009 13:36




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Je retranscris ici un dialogue du film de Roger Vadim (1928-2000), Les Liaisons dangereuses 1960. Les dialogues sont de Roger Vaillant. Mme de Merteuil y est incarnée par Jeanne Moreau (*1928) et Valmont par Gérard Philipe (1922-1959).

 

On y retrouve une Mme de Merteuil, que l’on appelle par son prénom, Juliette. Les Juliettes dans les films de Vadim sont des femmes qu’il vaudrait mieux ne pas approcher, qu’on pense à cette autre Juliette incarnée par Brigitte Bardot dans Et Dieu créa la femme… Juliette, donc, a épousé Valmont, qui lui n’a pas de prénom. Ils forment un couple libéré qui trouve son plaisir dans le partage de nombreuses aventures. Le style diffère cependant, Valmont est direct et serait banal sans Juliette à ses côtés, qui apporte une certaine touche de raffinement. Elle obéit à ses « principes » : jamais plus d’un amant à la fois. Elle est même une femme fidèle, puisqu’elle ne trompe un amant avec quiconque, pas même avec son mari.

Jeanne Moreau est cruelle à souhait, et on dirait bien qu’elle ne connaît aucun sentiment que la jalousie. Elle goûte avec délectation aux plaisirs d’un esprit qui domine son monde… Et Gérard Philipe campe le Valmont bien pris à son jeu, tant lorsqu’il séduit Mme de Tourvel que lorsqu’il provoque inutilement sa femme en faisant bien valoir comme Jerry Kurt, son amant, l’a oubliée.

 

Nietzsche nous dit qu’il faut « mourir à temps », eh bien, voila un film qui arrive à temps pour consacrer la mort d’une époque. On peut y voir une transposition à l’époque moderne d’un roman du XVIIIème. Mais n’est-ce pas aussi la transposition d’une époque en période de transition à la modernité du XVIIIème siècle ? Car que vont faire les mœurs après les excès de Valmont et Merteuil ? Elles vont s’assagir. La Révolution, certes, mais les Tricoteuses n’ont pas idée des plaisirs raffinés que seul l’esprit sait dicter à la chair.

1960, on peut encore imaginer Cécile jeune fille « pure », envisager son mariage en blanc, on peut encore voir cette société bien pensante marier sa jeunesse et perpétuer ses codes. Plus pour longtemps. Mais rassurons-nous ! La société bien pensante existe encore, elle est toujours aussi avide de commérages, toujours attirée par ce qui brille, et puis il lui reste toujours la bêtise.  Seulement, soulignons que nous avons là un spécimen d’une espèce quasi-éteinte, la mère bien pensante mariant sa fille pure-et-de-bonne-famille. Admirons donc la chronique d’un monde en déclin, délectons nous d’une stupidité et d’une vénalité qui pouvaient encore se réclamer de la morale.

 

 

Ouverture :

 

Un monsieur âgé :

-         Le noir lui va.

 

Une dame :

-         D’où sort elle ?

 

Le même monsieur :

-         Noblesse de Touraine.

 

 

Un ancien condisciple de Valmont raconte :

 

Un ancien condisciple de Valmont :

-         Elle arrivait de sa province. Elle portait des petites robes très simples. Elle semblait toujours marcher en bottes et cravache à la main. Nous avons été tous amoureux d’elle. Elle sortait très librement avec les garçons. A la fin de la première année, chacun jurait qu’il l’avait eue. Mais comme personne n’a réussi à le prouver… On a cessé de se vanter, par crainte d’être ridicule.

 

Une dame :

-         Au fond, elle était aussi sage que maintenant ?

 

L’ancien condisciple de Valmont :

-         Qui ne le saura jamais ? Lui peut-être…

 

 

Deux dames parlent de Valmont et Juliette

 

Une dame :

-         Mais ou l’a-t-elle connu ?

 

Une autre dame :

-         Aux Sciences politiques : il l’a épousée l’année où il a passé le concours.

 

La dame :

-         Et que fait-il aux Affaires étrangères ?

 

L’autre dame :

-         Il attend d’en sortir. Côté père, La M* de Moselle[1]. Côté mère, Banque des Affréteurs réunis.

 

 

Deux messieurs discutent

 

Un monsieur :

-         Je ne comprends pas, cher ami, pourquoi on nous a invités dans cette jolie maison si parisienne ?

 

Un autre monsieur :

-         Elle veut obtenir pour son mari une mission au près de l’OMAPA[2].

 

Le premier monsieur :

-         Je croyais ce jeune homme plus occupé de la conquête des femmes que de celle des commissions de l’ONU.

 

Le second monsieur :

-         Elle a de l’ambition pour deux.

 

 

Un monsieur et une dame parlent de Valmont et Juliette.

 

Le monsieur :

-         Pourquoi l’a-t-elle épousé ? Pour l’argent du papa ?

 

La dame :

-         Je ne pense pas. A mon avis, elle voit beaucoup plus loin.

 

Une tierce personne :

-         Mais de qui parlez-vous ?

 

La dame :

-         Comme tout le monde ! Des maîtres de maison, de Valmont et de sa femme Juliette.

 

 

Juliette et Trevor, un collègue de Valmont.

 

Trevor :

-         Juliette, vous ne vous occupez jamais de moi.

 

Juliette :

-         Mais je vous aime bien Trevor.

 

Trevor :

-         Ce « bien » me crève le cœur.

 

Juliette :

-         Vous avez un cœur ?

 

Trevor :

-         Oui, depuis que Valmont nous a fait rencontrer.

 

Juliette :

-         Vous devriez lui être reconnaissant : c’est rare aujourd’hui d’avoir un cœur.

 

Trevor :

-         Je le remercie…

 

Juliette :

-         En lui prenant sa femme.

 

 

Valmont s’immisce dans une conversation entre une Comtesse et sa cousine, Mme de Volanges.

 

Valmont à la Comtesse :

-         J’ai skié l’année dernière avec le Comte votre mari. Vous n’étiez pas là malheureusement.

 

Mme de Volanges :

-         Il est très rapide.

 

Valmont :

-         Ma cousine vous a prévenu ? De ne pas croire un mot des gentillesses que je vais vous dire ?

 

Mme de Volanges :

-         Il contre-attaque.

 

Valmont

-         Ah ! Quel portrait vous a-t-elle fait de moi ?

 

Mme de Volanges :

-         Je vous ai reconnu une très grande qualité.

 

Valmont :

-         Ce n’est pas possible !

 

Mme de Volanges :

-         Votre femme, Juliette. Elle est le contraire de vous : fidèle, droite…

 

La comtesse se détournant :

-         Eh bien, je vous laisse en famille…

 

Mme de Volange :

-         J’ai une grande nouvelle à vous annoncer…

 

 

Changement de plan.

 

Un monsieur âgé :

-         Elisabeth sauvez moi la vie : emmenez moi parler !

 

 

Retour à la conversation entre Juliette et Trevor.

 

Trevor :

-         Vous n’avez jamais envie de vous venger ?

 

Juliette :

-         Pourquoi ? Regardez autour de vous : toutes les femmes s’ennuient autant avec leur amant qu’avec leur mari. Avec Valmont, je ne m’ennuis jamais.

 

Trevor :

-         C’est bien ma chance ! Il y a encore à Paris une femme fidèle, et c’est la seule dont je sois amoureux !

 

 

Le téléphone sonne.

 

Juliette :

-         Un conseil Trevor : essayez d’aimer Loulou du Chemin.

 

 

Juliette va répondre au téléphone. Elle croise Valmont.

 

Valmont :

-         Dis… Si c’est encore elle…

 

Juliette :

-         Je sais.

 

 

Au téléphone avec Loulou du Chemin.

 

Juliette :

-         Allô, oui ?

[…]

-         Oh non Loulou ! Je ne peux pas déranger Valmont pour l’instant.

[…]

-         C’est ça, il est en conférence.

[…]

-         Bon, très bien, je ferai la commission.

 

 

Dans une pièce annexe. Valmont rejoint Juliette. Elle regarde un portrait d’elle d’un air songeur.

 

Valmont :

-         Juliette Valmont ne reconnaît plus Juliette de Merteuil ?

 

Juliette :

-         Si, mais j’ai peur de ne plus me plaire.

 

Valmont :

-         Tu as des ennuis ?

 

Juliette :

-         Je m’ennuie !

 

Valmont :

-         J’avais l’impression que… Trevor…

 

Juliette :

-         C’est un de tes collègues ! J’ai des principes !

 

Valmont :

-         Et ton Américain, Jerry Kurt ?

 

Juliette :

-         Il ne m’amuse plus.

 

Valmont :

-         Alors, le Nouveau monde ? La saison de santé ? C’est déjà fini ?

 

Juliette :

-         J’avais cru découvrir Tarzan…

 

Valmont :

-         Tu as rompu ?

 

Juliette :

-         Pas encore. Je cherche la manière. Le style de la rupture, c’est tout le charme des liaisons.

 

Valmont :

-         Moi, tu connais mon style : pas de bavure : je te voulais, je t’ai eue. Adieu !

 

Juliette :

-         Moi, j’aime fignoler.

 

Valmont :

-         L’idéal serait de le marier. Casanova trouvait un mari pour les maîtresses dont il était l’amant.

 

Juliette :

-         Ce serait piquant.

 

Valmont :

-         Que penserais-tu de… Cécile ?

 

Juliette :

-         J’y ai vaguement pensé. J’avais même un peu préparé le terrain : « je vais vous présenter la vraie jeune fille française ».  Seulement Cécile est tout de même trop sotte, même pour Kurt. Remarque… Si j’avais insité…

 

Valmont :

-         Ce serait fait ?

 

Juliette :

-         Naturellement !

 

Valmont :

-         Hé bien c’est fait !

 

Juliette :

-         Quoi ?

 

Valmont :

-         Oui. La Volanges vient de m’apprendre la nouvelle. Coup de foudre, déclaration, acceptation, fiançailles. Cécile et Kurt se marieront le printemps prochain.

 

Juliette :

[Rire forcé]

-         Ah ! C’est trop drôle !

 

 

Juliette va rejoindre Mme de Volanges, qui se sert au buffet, au salon.

 

Juliette :

-         Valmont m’apprend à l’instant la grande nouvelle…

 

Mme de Volanges :

[S’excusant au près d’une convive, se tourne vers Juliette]

-         Mon chéri ! Vous êtes un peu la marraine de ces fiançailles.

 

Juliette :

-         Ca, je ne croyais pas si bien réussir en les présentant…

 

Mme de Volanges :

-         Il est très bien vous savez... Un Américain de la nouvelle génération. Très sensible à tout ce qu’il y a de délicat chez nos jeunes filles.

 

Juliette :

-         Il apprécie beaucoup la France…

 

Mme de Volanges :

-         Il a des opinions très personnelles. Il pense que les épouses américaines sont les plus sages du monde, mais, leurs jeunes filles font les quatre cent coups dès l’université. En France, c’est le contraire.

 

Juliette :

-         C'est-à-dire que les femmes sont légères.

 

Mme de Volanges :

[L’air compatissant]

-         Oh ! Ne lui en voulez pas ! Il nous jugerait tout autrement si toutes les Parisiennes étaient comme vous ! Vous ne le connaissez qu’à peine…

 

Juliette :

-         A fleur de peau.

[Mme de Volanges a l’air troublé, Juliette ajoute :]

C’est une expression de Valmont.

 

Mme de Volanges :

[Reprenant, toute à son discours]

-         Kurt est très enthousiaste. Oh ! Il ne tarit pas : une vraie jeune fille, innocente, candide, pure…

 

Juliette :

-         Il a du vocabulaire… Et Cécile ? Au fait, pourquoi ne l’avez-vous pas amenée ce soir ?

 

Mme de Volanges :

-         Eh bien, elle tenait beaucoup à aller chez une de ses camarades… Une surprise-partie.

 

Juliette :

[Prétendument indignée]

-         La vraie et la pure jeune fille dans une surprise-partie ?

 

Mme de Volanges :

[Enfournant une petite saucisse dans sa bouche]

-         C’est chez les d’Alembert. Ils donnent une petite fête dans leur hôtel de Neuilly pour les dix-huit ans de Chantal.

 



[1] Il est difficile de discerner ce qui est dit à cet endroit. Il s’agit soit d’un nom de famille, soit et c’est plus probable, d’un nom de société. Comme le second nom donné « côté père », la Banque des Affréteurs réunis existe réellement, on pourrait penser que le premier « côté mère » est celui d’une société existante. Comme il s’agit de le Moselle, on peut supposer l’extraction et le commerce du charbon.  Il semble d’ailleurs qu’on puisse discerner le mot « noir » qui pourrait faire référence au charbon. Pour ce qui est des Affréteurs réunis, il s’agit d’une société rouennaise d’armateurs qui avait la forme juridique d’une société anonyme et qui a fait faillite en 1923. C’est notamment cette société qui affrétait l’Auguste Conseil, vapeur français coulé par un U-Boot allemand en 1915, non sans évacuation préalable de l’équipage.

Sources : Histoire maritime sur histormar.net et le site House Flag, qui fournit une liste des armateurs français. (URL : http://pavillon.houseflag.free.fr/armateur%20A.html).

[2] L’ « OMAPA » est censé être une commission de l’ONU. Il n'existe pas de commission portant ce nom.

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11 avril 2009 6 11 /04 /avril /2009 00:06






Je retranscris ici un mémorable dialogue du film Les Enfants du Paradis (1945) de Marcel Carné.


Garance, l’insaisissable Garance, qui tient autant de Carmen, que d’Esméralda, fait donc face avec une charmante insouciance à l’assassin Lacenaire. Insouciance, mais pas naïveté. Que voulez-vous, Mlle garance s’ennui ! Et ce Lacenaire est un personnage de tragi-comédie, alors elle prend place au « paradis », la loge du pauvre au théâtre, et elle le regarde étaler froidement sa haine. Le théâtre dans le théâtre. Monsieur Lacenaire quant à lui, Pierre-François pour les intimes, c'est-à-dire pour très peu de monde, est on ne peut plus réel. Qui finira sur l’échafaud, non sans penser réécrire Le Dernier jour d’un condamné. Monsieur a de l’ambition. De l’orgueil aussi, une montagne d’orgueil. Mais, on lui pardonne, pourvu qu’il continue à dialoguer avec Mlle Garance…Qu’on profite encore du phrasé, de la carrure de Pierre-François qui a le profil de l’échafaud et de la candeur coupable de Garance.

 

 

 

Lacenaire :

- Déjà sortie du puits mon ange et ma douceur ?

 

Garance :

-Le puits ? Oh ! N’en parlons plus, c’est fini et la vérité aussi…

 

Lacenaire :

-Déjà ?

 

Garance :

-Oui. La clientèle devenait trop difficile.

Vous comprenez, la vérité jusqu’aux épaules… Ils étaient déçus.

 

Lacenaire :

-Bien sûr ces braves gens désiraient d’avantage. Rien que la vérité et toute la vérité. Comme je les comprends, le costume doit vous aller à ravir.

 

Garance :

-Peut-être, mais c’est toujours le même.

 

Lacenaire :

-Quelle modestie et quelle pudeur !

 

Garance :

-Oh ! Ce n’est pas ça, mais ils sont vraiment trop laids

 

Lacenaire :

-Ah ! C’est vrai qu’ils sont laids. Comme j’aimerais en supprimer le plus possible.


Garance :

-Toujours cruel Pierre-François ?

 

Lacenaire :

-Je ne suis pas cruel, je suis logique. Depuis longtemps j’ai déclaré la guerre à la société.

 

Garance :

-Et vous avez tué beaucoup de monde ces temps-ci Pierre-François ?

 

Lacenaire :

-Non mon ange, voyez : aucune trace de sang, seulement quelques tâches d’encre. Mais rassurez vous je prépare quelque chose d’extraordinaire.

Vous avez tort de sourire Garance, je vous assure. Je ne suis pas un homme comme les autres, mon cœur ne bat pas comme le leur. Vous entendez ? Absolument pas.

Avez-vous déjà été humiliée Garance ?

 

Garance :

-Non, jamais.

 

Lacenaire :

-Moi non plus. Mais ils ont essayé, c’est déjà trop pour un homme comme moi.

Quand j'étais enfant, j'étais déjà plus lucide, plus intelligent que les autres... "Ils" ne me l'ont pas pardonné, ils voulaient que je sois comme eux, que je dise comme eux. Levez la tête Pierre-François... regardez-moi... baissez les yeux... Et ils m'ont meublé l'esprit de force, avec des livres... de vieux livres… Tant de poussière dans une tête d'enfant ? Belle jeunesse, vraiment ! Ma mère, ma digne mère, qui préférait mon imbécile de frère et mon directeur de conscience qui me répétait sans cesse : "Vous êtes trop fier, Pierre-François, il faut rentrer en vous-même ! Alors je suis rentré en moi-même... je n'ai jamais pu en sortir ! Les imprudents ! Me laisser tout seul avec moi-même... et ils me défendaient les mauvaises fréquentations... Quelle inconséquence ! Mais quelle prodigieuse destinée ! N’aimer personne, n’être aimé de personne, être libre. C’est vrai que je n’aime personne, pas même vous Garance. Et pourtant, mon ange, vous êtes la seule femme que je n’ai jamais approchée sans haine ni mépris.

 

Garance :

-Je ne vous aime pas non plus Pierre-François.

 

Lacenaire :

-C’est fort heureux. Mais, pourquoi venez vous me voir tous les jours ? Est-ce parce que je ne vous ai pas demandé ce que tous les hommes sans aucun doute vous demandent ?

 

Garance :

-Non.

 

Lacenaire :

-Je sais, vous n’êtes pas coquette. Alors pourquoi ?

 

Garance :

-Parce que je m’ennuis.

 

Lacenaire :

-Je vous amuse peut-être ?

 

Garance :

-Oui, vous parlez tout le temps, on se croirait au théâtre. Ca distrait, et puis c’est reposant.

 

Lacenaire :

-Vous ne me prenez pas au sérieux. Si j’étais vaniteux, je serai blessé jusqu’à l’os. Mais, je n’ai pas de vanité. Je n’ai que de l’orgueil. Et je suis sûr de moi, absolument sûr. Petit voleur par nécessité, assassin par vocation, ma route est toute tracée, mon chemin tout droit. Et je marcherai la tête haute. Jusqu’à ce qu’elle tombe. Dans le panier. Naturellement. D’ailleurs, mon père me l’a si souvent dit : Pierre-François, vous finirez sur l’échafaud.

 

 



[1] Il faut noter que les acteurs ne sont pas fidèles à la lettre aux dialogues de, ceci n’es donc pas totalement conforme au manuscrit de Prévert. Signalons l'excellent article "Le XIXème siècle et les dialogues de jacques Prévert" par Danièle Gasiglia-Laster.
URL  :http://www.marcel-carne.com/equipecarne/prevert/lesenfantsduparadis_gasiglia-laster.html

 

[1]. Arletty (1898-1992) y donne la réplique à Marcel Herrand (1897-1953).

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L'orange Maltaise

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