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8 août 2009 6 08 /08 /août /2009 12:21

 

 

 

 


A mes défunts amis
Serigu (Celibidache), Carlos (Kleiber) et
Karli le sac à pommes de terre (Karl Böhm) ( photo)

 


 



Si l’on en croit le Marquis de Vauvenargues, « c’est un grand signe de médiocrité que de louer toujours modérément ». Le chef d’orchestre Sergiu Celibidache est passé très loin de cet écueil, puisque lui, comme nous alons le voir, préférait louer immodérément. Le maestro a beaucoup étudié : théorie musicale, musicologie, philosophie, phénoménologie, bouddhisme zen, il n’a rien laissé de côté. Et en bon maître zen, il dispensait ses enseignements exclusivement par oral. En revanche, ses colères ainsi que ses remarques faites à ses jeunes élèves étaient nettement moins zen. « Poses-tu toujours des questions aussi stupides ?»  « Pourquoi est-ce que tu es en retard [sur l’orchestre], tu as des rhumatismes ? » « Est-ce que tu joues [du triangle] avec une cuillère à soupe ?» C’est le bouddhisme à l’occidentale je suppose. Lorsque l'on dit théorie musicale et philosophie, on pense immédiatement à Theodor Adorno. Et c’est là qu’on découvre que Celibidache a un goût du superlatif comme même Vauvenargues n’en pourrait point rêver. Adorno est en effet selon Sergiu « le plus grand bavard de l’histoire de l’humanité»[1]. Celibidache le philosophe n’a rien écrit par pure bonté pour ce pauvre Adorno. Comprenez, il ne voulait pas lui faire de concurrence en matière de bavardage. Seulement, il a juste oublié qu’il devait aussi se taire et a donc majestueusement détrôné Theodor. Cela partait tout de même d’un bon sentiment, on voit à quel point Sergiu est charitable.


On gagne beaucoup à lire les gentillesses que le chef roumain a écrites sur ses contemporains. A commencer par le fameux Herbert von Karajan, le « petit K » méprisé par Wilhelm Furtwängler. Est-ce par fidélité à son maître Furtwängler, qu’il remplaça un temps à la tête du Berliner Philharmoniker, que Celibidache déteste Karajan ? Les mauvaises langues murmurent que le fait que l’orchestre lui a préféré ce même Karajan à la mort de Furtwängler aurait pu contribuer à cette fidélité à l’acrimonie du maître. J’entends d’ailleurs La Rochefoucauld me susurrer à l’oreille que « la vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie ». Que penser donc de Karajan ?  Horriblement mauvais comme chef d’orchestre, nettement meilleur comme homme d’affaires[2]. Au moins Celibidache lui reconnaît le mérite d’avoir eu un grand sens des affaires. Mais pour être honnête, moi qui connais un certain nombre d’hommes d’affaires, je n’en n’ai encore jamais entendu un seul diriger la cinquième comme le petit K. Ne vous inquiétez pas, Hans Knappertsbusch a eu droit à pire : il est « un scandale », « anti-musical comme c’est pas permis » [3]. Pour un chef d’orchestre, c’est problématique. En plus, lui n’a même pas eu la chance d’avoir le sens des affaires, je me demande donc comment il a gagné sa vie.


D’un autre côté, Knappertsbusch peut bien être « un scandale », puisqu’Arturo Toscanini, qui est souvent considéré comme le plus grand  chef du XXème siècle, s’avère être « une pure usine à faire des notes »[4]. Au moins, Arturo « fabrique » de la musique. Certes il s'agit de musique industrielle, mais on voit  tout de même que Celibidache était conscient de sa valeur, comme d’ailleurs,de la sienne propre, on s’en rend aisément compte. En revanche, je trouve à cette « pure usine à faire des notes » une sonorité quelque peu germanique. Toscanini, cela ne sonne pourtant pas comme « Fabrik », ni comme « arbeiten »[5]. Mais, si je me laisse guider par le maestro Celibidache, je dirais que cela sonne tout de même comme un produit d’usine, Ferrari peut-être? De là à dire que Toscanini est la Ferrari de la direction d’orchestre, il n’y a qu’un pas. D’autant que si Arturo l’Italien est une Ferrari, Sergiu, le Roumain, doit être un char à bœuf, ou peut-être une Trabant, deux véhicules qui allient souplesse et légèreté. Ricardo Muti, un autre Italien, a plus de chance puisqu’il est « doué », seulement, il est aussi « profondément inculte » [6]. Pourtant la province de Naples, dont il est natif, ne manque pas de terres arables. Cela reste mieux que Claudio Abbado qui est quant à lui « dépourvu de la plus infime once de talent » et dont la musique est « une torture »[7] pour les oreilles. Celibidache, qui, à en juger par sa corpulence, se privait rarement de nourriture, affirme même qu’il peut « survivre à trois semaines sans manger » mais pas à « trois heures d’un [concert d’Abbado] » sous peine d’infarctus. Il est donc clair qu’il ne digérait pas la cuisine du chef Abbado[8]. Mais on lui pardonne, il ne connaissait  pas la techtonik, autrement il aurait compris que la musique de Claudio ne saurait être la cause d’infarctus la plus radicalement efficace.


On pourrait du coup penser que Celibidache avait quelque chose contre les Italiens comme Abbado et les Allemands comme Karajan. Mais, être allemand ou italien serait toujours plus appréciable que la condition de Leonard Bernstein et Zubin Mehta qui sont pour ainsi dire rayés de la carte, puisqu’ils « n’existent pas dans [le]  monde [du maestro] »[9]. Je réserve le meilleur pour la fin, in cauda venenum ou last but not least, selon que l’on voit le verre à moitié vide ou à moitié plein. Il reste en effet un Allemand, qui n’est autre que le très digne Karl Böhm, lui aussi chef estimé s’il en est, qui n’est en réalité qu’un vulgaire « sac à pommes de terre »[10]. Je me demande comment dirige un sac à pommes de terres ? Heureusement que, pour m’éclairer, Sergiu rajoute qu’il « ne dirige pas en mesure ». Sergiu, homme de mesure aux propos mesurés sait manifestement de quoi il parle. Il faudra donc que je regarde plus attentivement Karli quand il est au pupitre. Mais je n’en reviens pas d’avoir manqué cela! Quand même, prendre de la toile de jute pour un habit de soirée, j’ai beau ne pas avoir mes lunettes… Du coup, je me dis que je devrais aussi regarder Celibidache de plus près, qui sait, peut-être que je verrai un énorme phacochère en rut ?


Il se trouve qu’un certain Carlos Kleiber, chef d’une discrétion et d’une sensibilité légendaires a lui aussi beaucoup aimé les réflexions du maestro Celibidache rassemblées par l’hebdomadaire der Spiegel dans un article de 1989. A tel point que, lui qui n’a jamais donné d’interview et qui s’exprimait avec une parcimonie béotienne en public, a envoyé une lettre « anonyme » au journal. Lettre dans la quelle il explique au nom du défunt Toscanini à quel point il apprécie la sagesse de Sergiu. Je me propose de traduire ici cette lettre fort plaisante. Et  je m'excuse par avance  pour toutes ces notes (de bas de page hélas, et non pas de musique, j’en serais bien incapable).

 


Cher Sergiu !


Nous avons eu de tes nouvelles par le Spiegel. Franchement, tu commences à nous taper sur les nerfs, mais, nous te pardonnons. Il faut dire que nous n’avons plus grand’ chose d’autre à faire, ici, vois-tu, il est de bon ton de pardonner. Karli le sac à pomme de terre[11] avait bien quelques objections à formuler, mais comme Kna[12] et moi l’avons raisonné et l’avons assuré qu’il avait bien l’oreille musicale, il a fini par arrêter de se lamenter.


Wilhelm[13] nous a soutenu mordicus qu’il n’avait jamais entendu parler de toi. Joseph, Wolfgang Amadeus, Ludwig, Johannes et Anton[14] ont dit qu’ils préféraient que les deuxièmes violons soient sur le côté droit de l’orchestre et que tous tes tempos étaient faux[15]. Mais à vrai dire, ils s’en fichent royalement, c’est ton affaire. De toute façon, là-haut, on n’a pas le droit de parler affaires. Le Boss l’interdit.


Un vieux maître zen, qui habite juste à côté, a dit que tu as compris le bouddhisme zen complètement de travers[16]. Bruno[17]a failli s’étrangler de rire en lisant tes remarques. Je le soupçonne d’approuver secrètement tes jugements sur Karli et sur ma personne. Peut-être que, pour changer, tu pourrais dire quelque méchanceté sur son compte, parce que là, il se sent vraiment exclu ?


Je suis désolé de devoir te dire ceci, mais là-haut, ils sont tous fous d’Herbert[18], les chefs d’orchestre sont peut-être même un tant soit peu un peu jaloux. Nous avons grand’ peine à contenir notre impatience de pouvoir l’accueillir parmi nous dans une quinzaine, voire une vingtaine d’années. Seulement quel dommage : tu ne seras pas là pour voir cela ! Mais on dit qu’à l’endroit où tu iras, on cuisine beaucoup mieux[19] et que là-bas, les orchestres répètent à l’infini[20]. Ils font même quelques petites fautes exprès pour que tu puisses passer l’éternité à les corriger.


Je suis certain que tu vas te plaire là-bas plaire Sergiu ! Chez nous, là-haut, les anges lisent directement dans les yeux des compositeurs, et nous chefs d’orchestre avons simplement besoin d’écouter. Dieu seul sait comment j’ai bien pu me retrouver là.


Arturo qui te souhaite en toute amitié tout le plaisir du monde.

 

Merci cher Arturo, comme l’écrivait Cioran, un compatriote de Sergiu, « le plus grand malheur pour un artiste, c’est d’être compris de son vivant ».  Ne crois-tu pas que le maestro s’est préparé des délices éternels car il n’aura été compréhensible, je veux dire « compris », ni de son vivant, ni après sa mort ?

 

 

Signé: Le Chapelier fou

 


Original de la lettre à Sergiu :


Lieber Sergiu!


Wir haben im SPIEGEL von Dir gelesen. Du nervst, aber wir vergeben Dir. Es bleibt uns nichts anderes übrig: Vergeben gehört hier zum guten Ton. Kartoffelsack-Karli erhob einige Einwände, aber als Kna und ich ihm gut zugeredet und ihm versichert haben, daß er musikalisch sei, hörte er auf zu lamentieren.


Wilhelm behauptet jetzt plötzlich steif und fest, daß er Deinen Namen noch nie gehört hat. Papa Joseph, Wolfgang Amadeus, Ludwig, Johannes und An ton sagen, daß ihnen die zweiten Violinen auf der rechten Seite lieber und daß Deine Tempi alle falsch sind. Aber eigentlich kümmern sie sich einen Dreck drum. Hier oben darf man sich sowieso nicht um Dreck kümmern. Der Boss will es nicht.


Ein alter Meister des Zen, der gleich nebenan wohnt, sagt, daß Du den Zen-Buddhismus total falsch verstanden hast. Bruno hat sich über Deine Bemerkungen halb krankgelacht. Ich habe den Verdacht, daß er Dein Urteil über mich und  Karli insgeheim teilt.  Vielleicht könntest Du zur Abwechslung mal auch was Gemeines über ihn sagen, er fühlt sich sonst so ausgeschlossen.


Es tut mir leid, Dir das sagen zu müssen, aber hier oben sind alle ganz verrückt nach Herbert, ja die Dirigenten sind sogar ein klein bißchen eifersüchtig auf ihn. Wir können es kaum erwarten, ihn in etwa fünfzehn bis zwanzig Jahren hier herzlich willkommen zu heißen. Schade, daß Du dann nicht dabei sein kannst. Aber man sagt, daß dort, wo Du hinkommst, viel besser gekocht wird und daß die Orchester dort unten endlos proben. Sie machen sogar absichtlich kleine Fehler, damit Du sie bis in alle Ewigkeit korrigieren kannst.


Ich bin sicher, daß Dir das gefallen wird, Sergiu. Hier oben lesen die Engel alles direkt von den Augen der Komponisten ab, wir Dirigenten brauchen nur zuzuhören. Nur Gott weiß, wie ich hierher gekommen bin.


Viel Spaß wünscht Dir in aller Liebe Arturo.

 


Sources


Malte Fisher, Jens (2007), Carlos Kleiber, Der skrupulöse Exzentriker, Wallstein Verlag.

Umbach, Klaus (1989), „Sergiu Celibidache, Potpourri der Flegeleien“, Der Spiegel, Nr.16. (URL: http://www.hiller-musik.de/celiumbach2.htm)

Werner, Alexander (2008), Carlos Kleiber, eine Biographie, Die Legendäre: langsamer Rückzug, Tokyo/München 1989/1992: Konversation mit Celibidache, Schott Verlag, p. 449-453.



[1] Adorno : „der größte Schwätzer der Weltgeschichte" . Cette citation comme les suivante est extraite de Umbach, Klaus (1989), „Sergiu Celibidache, Potpourri der Flegeleien“, Der Spiegel, Nr. 16.

[2] Karajan : „ Schrecklich. Entweder ist er ein guter Geschäftsmann, oder er kann nicht hören.“

[3] Hans Knappertsbusch : „ein Skandal“, „Unmusik bis dorthinaus“.

[4] Arturo Toscanini : „eine reine Notenfabrik“.

[5] Les mots allemands pour « usine » et « travail ».

[6] Riccardo Muti : „begabt, aber ein enormer Ignorant“.

[7] Claudio Abbado :  „Ein völlig unbegabter Mensch. Eine Qual. Drei Wochen ohne Essen würde ich überleben. Drei Stunden in seinem Konzert – Herzinfarkt “.

[8] Il est impossible de jouer sur le mot chef en allemand ni en anglais, le mot « chef d’orchestre » se disant respectivement « Dirigent » et « conductor ».

[9] Leonard Bernstein et Zubin Mehta : „kommen in meiner Welt nicht vor“.

[10] Karl Böhm  : „Kartoffelsack“, dirigierte „noch keinen einzigen Takt Musik in seinem Leben“.

[11] Il s’agit de Karl Böhm.

[12] Hans Knappertsbusch.

[13] Wilhelm Furtwängler, chef que Celibidache tenait en haute estime.

[14] Respectivement Mozart, Beethoven, Brahms et Bruckner.  Notons que Celibidache accordait justement une grande importance à ses interprétations de Bruckner.

[15] Kleiber était connu pour ses tempos rapides, Celibidache au contraire détestait ce qui était « trop » rapide. Il en aurait d’ailleurs fait la remarque à Kleiber lors d’une rencontre fortuite.

[16] Celibidache était, je le rappelle, un adepte de la spiritualité bouddhiste.

[17] Bruno Walter, autre grand chef.

[18] Herbert von Karajan pour lequel Kleiber avait la plus grande estime, estime d’ailleurs tout à fait réciproque.

[19] L’allusion à la cuisine est aussi une métaphore pour désigner l’enfer, par opposition au paradis où sont censés se trouver Arturo Toscanini et les autres grands chefs et compositeurs. C’est peut-être aussi une allusion à la corpulence de Celibidache, ou à cette remarque faite par lui sur Abbado, selon laquelle il pourrait rester trois semaines sans manger mais pas survivre à trois heures de concert dirigé par le chef milanais.

[20] Celibidache était connu pour faire répéter ses orchestres bien plus que les autres chefs. Ceci dit, ni Carlos Kleiber, ni d’ailleurs son père Erich Kleiber, n’étaient en reste quand il s’agissait de demander des répétitions.

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commentaires

C
quel regal !! mais quel regal à te lire!!! c'est fou tout ce que je peux apprendre!! et avec quelle verve! je plonge avec delice dans ton monde! vive Kleiber! entre autres...ce monde musical est une belle foire d'empoigne ,celui des chanteurs lyriques aussi d'ailleurs.qu'importe! ils nous apportent tant!
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C
quel regal !! mais quel regal à te lire!!! c'est fou tout ce que je peux apprendre!! et avec quelle verve! je plonge avec delice dans ton monde! vive Kleiber! entre autres...ce monde musical est une belle foire d'empoigne ,celui des chanteurs lyriques aussi d'ailleurs.qu'importe! ils nous apportent tant!
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L
<br /> Encore merci pour tes commentaires Callophrys et comme tu le dis : vive Kleiber!<br /> <br /> <br />

L'orange Maltaise

  • : L'orange maltaise
  • : « Il pourrait se trouver, parmi [mes lecteurs] quelqu’un de plus ingénieux ou de plus indulgent, qui prendra en me lisant ma défense contre moi-même. C’est à ce lecteur bienveillant, inconnu et peut-être introuvable, que j’offre le travail que je vais entreprendre. Je lui confie ma cause ; je le remercie d’avance de se charger de la défendre ; elle pourra paraître mauvaise à bien du monde ! » (Mémoires de la Duchesse de Dino, 1831)
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